Mais c’est surtout la guerre de 1914-1918 qui donna sa terrible réputation au Chemin des Dames, enjeu des meurtrières batailles du printemps 1917 et de l’été 1918; appuyé sur le fort de la Malmaison, complètement détruit par les bombardements d’artillerie, le front a fluctué pendant deux ans; Laffaux fut tour à tour libéré et réoccupé par les Allemands, qui furent définitivement repoussés par l’action énergique du 129° RI, de Crouy au Pont- Rouge, jusqu’au Sud de Laffaux, début septembre 1918: ce fut un pas décisif vers la victoire et l’armistice du 11 novembre. La reconstruction des villages et des fermes était à peine achevée, lorsque le Soissonnais fût à nouveau le théâtre des durs combats de juin 1940, lors de la percée de la «ligne Weygand», seconde phase de l’offensive allemande: du 5 au 7 juin les troupes françaises défendirent âprement le secteur de l’Ailette et du Chemin des Dames- le grand cimetière allemand de la Malmaison témoigne des pertes ennemies. Un régiment français reçut un déluge d’obus à proximité de l’emplacement de l’actuel monument des «Crapouillots» près de Laffaux. L’héroïsme des soldats engagés dans ce combat inégal ne put empêcher la percée des Panzerdivisionen, l’encerclement des armées de l’Est, et la prise à revers de la ligne Maginot, la débâcle et le second armistice de Rethondes, qui entra en vigueur le 24 juin.
Le secteur défensif de Margival a vu le jour dès l’été 1940, il semble d’ailleurs que les Allemands se soient efforcés d’épargner le vallon lors des bombardements de juin, prévoyant un usage particulier et rapide du site. Il s’agissait en effet d’établir dans les bois entourant le village, un centre de télécommunications ainsi qu’une base arrière de cantonnement de troupes et de dépôt de matériel dans la perspective immédiate de la bataille contre l’Angleterre. Les premiers travaux de la construction d’ouvrages fortifiés et de cantonnement débutèrent à la mi-juin 1940. On vit donc affluer des spécialistes du Génie, rompus à ce type de travail dès l’avant guerre notamment pour l’édification de la ligne Siegried ainsi que des éléments du service du travail (RAD). L’occupant fit aussi appel à des entreprises françaises des régions de Chauny et Soissons et à leur main d’œuvre. L’immense chantier n’avait guère eu le temps de progresser avant la fin de la «bataille d’Angleterre» qui fut un des premiers revers d’Hitler. Les travaux furent donc ralentis jusqu’en 1942, date à laquelle la situation stratégique avait largement évolué et du même coup la destination du camp. Avec l’entrée en guerre des États Unis, le commandement allemand devait désormais se préparer à faire face à un débarquement des alliés anglo-saxons: Margival s’insérait donc, comme quadrilatère établi à l’arrière des fronts existants ou potentiels de la «forteresse Europe» sous domination hitlérienne: du Sud de la Norvège à Bruly, Eifel, Rastenburg en Prusse orientale, Vicenza et Naples en Italie; la relative proximité des côtes de la Haute Normandie et du Pas de Calais, qui passaient pour les lieux les plus probables d’une «invasion» à l’ouest, renforçait l’intérêt de la position de Margival, maintenant désignée sous le nom de code W2.
Les travaux redoublèrent en 1942 et 1943, mobilisant quelques 5000 travailleurs en permanence: employés de la fameuse entreprise Todt, souvent des membres de la S.A. ou du parti nazi, peu empressé d’aller grossir les rangs de la Wehmacht ou trop âgés pour encadrer les travaux, à côté de divers techniciens de cette rame; toujours de nombreux ouvriers français, volontaires ou requis, ainsi qu’un nombre appréciable de prisonniers de guerre de diverses nationalité, Belges, Hollandais, Italiens ou Anglais.
Une main- d’œuvre aussi nombreuse et variée ne pouvait garantir le secret de la construction, malgré les sévères mesures de sécurité prises par l’occupant; déplacement des habitants, qui durent évacuer tous les villages du périmètre du camp retranché au printemps 1944. les paysans ne pouvaient revenir dans leurs champs qu’avec des Ausweis, le bétail fut regroupé dans une ferme, confiée à un gérant allemand qui, malgré son personnel français, fut dépassé par sa tâche. Mais une bonne partie du personnel, surtout les ouvriers français, pouvait aller et venir librement et fournir de nombreux renseignements à la Résistance, celle ci fut donc bien informée de la destination et du détail des travaux, dont elle envoya des plans assez fidèles en Angleterre, En revanche les cas de sabotage paraissent avoir été exceptionnels; on cite l'exemple d'une «malveillance» formelle à propos de la construction de la soute à essence, qui révéla rapidement des fuites anormales: un ouvrier aurait sciemment additionné du sel au béton pour le rendre friable, genre d'avarie fréquente lors de la construction du Mur de l'Atlantique;
Enfin Margival, qui ne représentait pas, il est vrai, les mêmes dangers que les rampes de lancement des V1 ou les bunkers côtiers, ne fut jamais bombardé par les alliés pourtant bien au courant, seule la Résistance locale eut des velléités d'action contre le camp, en juin 1944, mais là encore, rien n'aboutit.
L'énorme chantier mit en œuvre des milliers de m3 de terre, de grosses quantités de graviers et de ciment ainsi que des tonnes d'armatures métalliques, matériaux provenant d'Allemagne ou de l'est de la France, que l'on achemina par voie ferrée: celle-ci traversait le camp, à dessein, et l'on y avait bien entendu interrompu les communications civiles( les horaires de l'époque indiquent Soissons comme terminus des trains de Paris et Laon devait être atteinte via Tergnier), Le tunnel de Vauxaillon avait été spécialement aménagé afin d'abriter un train spécial blindé et il comportait des alvéoles de refuge pour le personnel, des portes blindées en assuraient la protection, hermétique aux deux extrémités, une partie de ces installations intérieures a été assez récemment condamnée par la SNCF. Enfin les Allemands utilisèrent, à Margival comme ailleurs, des éléments récupérés dans la ligne Maginot pour leurs blockhaus, ce qui donne un indéniable air de famille à une partie des cuirassements, cloches et coupoles.
Hitler, qui avait emprunté son Junker 52 personnel jusqu'à Metz fit le reste du trajet en voiture, escorté de sa garde SS,il arriva de très bonne heure à Margival, avec les généraux Jodl, Blumentritt et Lienmann, ce dernier, comme responsable de l'artillerie supervisait le programme des rames secrètes V; Les maréchaux Rommel et Von Runstedt, alors en tournée d'inspection sur le front furent avertis dans la nuit et arrivèrent après une nuit blanche en voiture pour le début de la conférence fixée à 9 heures. Hitler voulait avoir en face de lui des gens « peu frais » pour « avoir le dessus ». Les maréchaux ne purent convaincre Hitler d'abandonner une défense statique du terrain en Normandie, qui épuisait les forces allemandes trop inférieures; Hitler repoussa les arguments de bon sens et se répandit en récriminations contre le commandement. Il remit en place Rommel réclamant notamment un changement de comportement à l'égard des français s'indignant du massacre d4oradour. Le dictateur annonça à grand fracas les nouvelles « armes secrètes » destinées à « retourner la situation » , mais il n'était pas question de changer de politique d'ensemble, notamment de négocier un armistice avec les alliés occidentaux, comme le souhaitait Rommel. L'entrevue tourna court et se transforma en un monologue d'Hitler, ressassant les mêmes illusions. Ceci convainquit définitivement Rommel de la nécessité de changer au plus vite le cours politique et militaire de l'Allemagne: ce sera l'attentat du 20 juillet à Rastenburg, auquel le feld-maréchal était étroitement mêlé, malgré son accident trois jours plus tôt sur le front, et dont l'échec devait lui coûter la vie quelques mois plus tard.
La conférence s'est tenue non pas dans le fameux chalet mais dans le bloc n°1 parfaitement aménagé en PC, avec une grande salle de réunion et une infrastructure complète , y compris un appartement pour Hitler et son personnel; commencé dans la partie avant du bloc à 9 heures la séance se poursuivit à l'intérieur du bunker n°2 de 10h30 à12h30, suite à une alerte aérienne, une formation de bombardiers alliés ayant en réalité Hirson pour objectif. Le repas de midi fut pris dans le chalet; végétarien, Hitler se contenta de haricots verts, de fromage blanc et de riz sans oublier son arsenal de pilules calmantes et antidépressives, pour le café on convia les officiers et quelques journalistes. Hitler annonça l'emploi de l'arme V avec laquelle il espérait faire plier l'Angleterre, les maréchaux réclamèrent son utilisation contre le tête de pont alliée de Normandie, ou au moins le sports de départ du Sud de l'Angleterre, mais le général Leinmann dut reconnaître que la précision des fusées n'était pas suffisante comme on allait le vérifier le jour même. La conférence se poursuivit l'après midi, scindée en plusieurs commissions, tandis que Rommel regagnait son PC, Von Runstedt avait proposer à Hitler de venir inspecter le front, il a même été question d'une parade sur les Champs Elysées! Mais on apprit le lendemain que le dictateur était parti précipitamment et incognito en fin d'après midi.
C'est à ce moment en effet que se situa le fameux incident du V1. Vers 16 heures Hitler, de meilleur humeur, était allé faire une promenade avec sa suite aux abords des blocs, évoquant le village proche où il avait été blessé et soigné pendant la Grande Guerre, celui-ci était en fait invisible depuis l'intérieur du camp, un V1 tomba accidentellement à quelques 500 m dans une pâture proche d'une ferme, on peut imaginer la panique; le groupe se réfugia précipitamment dans les abris bétonnés. L'événement était cocasse mais paraît avoir été purement fortuit: les premiers V1 n'étaient guère au point; leur mise à feu posait des problèmes et leur gyroscope était souvent déréglé, en sorte que plusieurs de ces « avions sans pilote », tirés depuis la Somme ou le Pas de Calais, atterrirent par erreur dans la direction diamétralement opposée, près de Soissons ou de la Fère. Il ne s'agissait donc nullement d'un attentat, mais il refroidit tout de même Hitler qui, superstitieux, y vit, après avoir consulté le général Jodl, une sorte « d'avertissement du ciel ». Il renonça à la tournée prévue sur le front de Normandie et repartit aussitôt prendre un avion à l'aérodrome de Juvincourt, d'où un autre appareil l'emporta vers l'Allemagne. Mais ce départ impromptu ne fut annoncé que le lendemain et la conférence interrompue devait reprendre huit jours plus tard à Berchtesgaden.
Août 1944: après plus de deux mois d'un combat acharné et inégal, le front allemand cède en Normandie; les avant -gardes alliées atteignent la Seine en aval de Paris et la libération de la capitale, bientôt insurgée, approche. Le QG de la Roche Guyon est hâtivement replié à Margival le 18 août et c'est de là que le maréchal Model, nouveau commandant des armées du front Ouest, eut à prendre des décisions quant au sort de Paris, au cours du week-end end des 20-21 août. Hitler y avait prôné la résistance des forces allemandes et au besoin la destruction des ponts ou de monuments ayant un « intérêt stratégique ». Après une tournée d'inspection sur le front et un entretien avec Von Choltitz, le gouverneur militaire du « GrossParis », le feld-maréchal vint prendre quelque repos à Margival et mettre à profit le calme du lieu pour faire le point de la situation, avec le chef d'État -Major Von Speidel; les télégrammes qui se succédaient montraient la dégradation rapide des positions allemandes: les armées alliées avaient déjà franchi la Seine en aval et en amont de la capitale, dont la défense n'offrait plus d'intérêt stratégique; une bataille dans l'agglomération risquait d'être très difficile et de provoquer d'irrémédiables destructions. Il était de plus trop tard pour obtenir les moyens réclamés par Von Choltitz, deux Panzerdivisionen et de gros canons Karl, bloqués dans la région de Metz à la suite des destructions du réseau ferroviaire. C'est pourquoi le 21 août Model se résolut à l'abandon de Paris, sans combat ni destructions, en dépit des directives de « Führer »; à la suite de la trêve négociée avec les alliés et la résistance, ce fut la reddition du gouverneur allemand de Paris, la capitale française évitant ainsi le sort peu enviable de Varsovie.
Dix jours plus tard l'armée allemande abandonnait Margival sans combat, après avoir saboté les installations téléphoniques, et en « oubliant » d'ailleurs quelques soldats dans des postes isolés; faits prisonniers, certains sont même restés durablement sur place, y ont trouvé un emploi ou fondé une famille. Les forces américaines de Patton, qui libèrent le Soissonnais fin août début septembre, prirent possession des installations de Margival, qui devint bientôt un camp de prisonniers, puis reçut d'autres destinations militaires dans l'après-guerre.
Une telle installation, récupérée pratiquement intacte, était une aubaine pour les alliés et l'armée française. Après le libération, le camp a vu passer tour à tour des unités alliées, notamment des troupes polonaises de l'armée Anders; des prisonniers italiens, puis il fut remis en état par l'armée française, qui recensa les ouvrages et entreprit quelques réparations, y compris dans les bunkers du périmètre extérieur; Margival a été notamment lieu de séjour du personnel Féminin de l'Armée de Terre » (PFAT). De 1952 à 1967, le camp trouva une nouvelle et importante destination comme PC opérationnel de l'OTAN, après la remise en service de son réseau de communications téléphoniques couvrant toute l'Europe, à une époque où les câbles souterrains n'avaient pas encore été supplantés par les liaisons satellites; le Général Speidel, qui connaissait bien les lieux, y revint à ce titre, après l'intégration des forces militaires ouest-allemandes recrées dans le cadre du pacte atlantique ! Quand le Général De Gaulle eut fait sortir la France de l'alliance, le camp de Margival fut remis à l'armée française, qui en est toujours le propriétaire et l'utilisateur: de 1968 à 1985, les installations intérieures ont été employées comme Centre d'Entraînement Commando, au prix de quelques nouveaux aménagements du site (parcours d'audace, polygones explosifs, village artificiel pour l'entrainement à la guérilla urbaine.)
En juin 1977 le C.E.C a reçu le drapeau du 129° Régiment d4infanterie, une des plus glorieuses et anciennes unités de l'armée française, puisqu'il remonte à louis XIV. Depuis la dissolution de ce centre, le camp connait une occupation militaire beaucoup plus limitée et, si on y a établi en 1986 une unité de maitres chiens, son emploi futur parait assez incertain. Les bâtiments historiques sont aujourd'hui abandonnés et leur intérieur se dégrade. Peut-on souhaiter un effort d'entretien, voire de mise en valeur muséographique, une ouverture au public, pour des visites guidées? L'ensemble est susceptible d'intéresser les chercheurs, le grand public, les jeunes générations éloignées des évènements de la seconde guerre mondiale.
(d'après J. BERNET et C. MAES)